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jeudi 6 janvier 2022

« Transmission des entreprises familiales: il faut préserver la loi Dutreil ! »

 


 

Taxer encore davantage la transmission des entreprises familiales, comme le préconisent une kyrielle de rapports, serait une folie, argumentent Philippe Bruneau, Jean-François Desbuquois, Rémy Gentilhomme, Jérôme Turot, Jean-Yves Mercier, Bernard Monassier et Philippe Baillot, du Cercle des fiscalistes.

 

 Le 21 décembre dernier, une note du Conseil d’analyse économique a proposé une vaste réforme des droits de succession en suggérant entre autres la suppression des avantages fiscaux du pacte Dutreil. Déjà, en novembre, invité à la 9 Journée de l’évaluation d’entreprise, l’ancien ministre Renaud Dutreil, père de la loi qui exonère des droits de succession et de donation, à hauteur de 75 %, la base d’imposition des transmissions d’entreprises familiales, affichait un pessimisme raisonné à propos de la pérennité de son texte.

 La loi Dutreil subit en effet la critique d’organismes ou de commissions plus inspirés par la passion égalitaire décrite par Tocqueville que par l’analyse des faits. Ainsi, dans un document de travail de 2013 publié par la Direction générale du trésor, les auteurs insistaient sur le fait que «les fondements économiques des incitations fiscales en faveur de la transmission-continuité à la famille» lui apparaissaient «contestables». En 2015, le Conseil d’analyse économique reprenait à son compte des études américaine, canadienne et danoise pour conclure que la rentabilité des entreprises familiales était plus faible et le risque de faillite plus élevé, sans aucune étude comparative des régimes d’imposition applicables dans ces différents pays! Un rapport de France Stratégie de janvier 2017 reproduisait les statistiques publiées dans les mêmes études, dans un article intitulé, comme un programme: «Peut-on éviter une société d’héritiers?»

 Le rapport Tirole-Blanchard de juin 2021, présenté comme une «boîte à outils» à disposition du président pour nourrir son programme en vue de la présidentielle, s’inscrit dans la même veine. Selon ses auteurs, il serait légitime de maintenir un régime fiscal de faveur pour les entreprises de taille modeste et souhaitable de taxer, sans états d’âme, les grandes entreprises familiales lors de leur transmission. Avec ce raisonnement, quelle entreprise familiale de taille modeste aura envie de croître pour faire subir à ses actionnaires 45 % d’impôt calculés sur sa valeur, au lieu de 5 %?

 Les éminents professeurs d’économie qui ont contribué aux travaux de la commission ne semblent pas avoir pris la mesure de ce que coûterait, sans la loi Dutreil, une transmission d’entreprise familiale importante. Les chefs d’entreprise concernés ayant très rarement sur leurs comptes bancaires le montant des droits de donation, il leur faut puiser dans leur société en distribuant un dividende taxé à 34 %, cotisation «exceptionnelle» sur les hauts revenus incluse. Payer 34 % pour financer 45 %, c’est payer plus de 60 % de la valeur du groupe. Quel groupe familial français de haut niveau pourrait survivre à une telle saignée?

 Ces arguments de bon sens ne sont jamais discutés dans les études à prétention scientifique qui servent de références aux rapports et études sus-visés. Le cœur de leur argumentation repose sur un postulat: les transmissions d’entreprises familiales connaîtraient une probabilité de faillite supérieure aux cessions réalisées au profit de tiers. Et sur une tentative d’explication: les repreneurs familiaux seraient moins compétents que les managers professionnels.

 Or, l’étude comparative la plus pertinente, jamais citée dans ces rapports, est celle publiée régulièrement par l’observatoire de la BPCE, qui portait sur 157.000 entreprises françaises et qui démontrait pour l’année 2010 que le taux de survie est toujours supérieur dans les cas de transmission familiale. La gestion prudente qui caractérise leurs dirigeants en est, sans aucun doute, la cause. À preuve, l’engouement des investisseurs pour les fonds dédiés aux entreprises familiales. Le constat est le même à l’étranger, comme l’a démontré le Credit Suisse Research Institute.

 La prétendue incompétence relative des repreneurs familiaux est une pétition de principe, jamais scientifiquement démontrée, à supposer qu’elle soit démontrable. Elle est en contradiction avec les critiques qui déplorent l’excessive proportion des enfants d’entrepreneurs au sein des grandes écoles françaises. Il n’est par ailleurs pas évident de définir quelles sont les compétences d’un bon chef d’entreprise, qui à l’évidence ne se résument pas à un diplôme, si prestigieux soit-il. La part des autodidactes dans le succès des grandes entreprises familiales en est la démonstration.

 De surcroît, ces économistes ne distinguent en général pas la question du transfert du capital et celle de la fonction de direction, deux choses bien différentes, notamment dans les grands groupes familiaux. Lorsqu’un groupe industriel est détenu par plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines d’associés, descendants du fondateur historique, très peu d’entre eux, parfois aucun, n’exerceront une fonction de direction générale dans l’entreprise. Dans ces familles, un processus régulier d’identification des talents au sein des jeunes associés est souvent mis en place, et lorsqu’aucun profil n’est pas trouvé en interne les familles n’hésitent pas à recruter des dirigeants en dehors du cercle familial, tout en conservant la majorité du capital pour pérenniser les valeurs familiales de leur entreprise.

 En publiant ces rapports, les organismes en cause ont en tête ce qu’ils considèrent comme un avantage exorbitant accordé aux familles propriétaires. Mais opposons-leur le rapport parfaitement étayé du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire, qui place la France en tête des pays européens les plus taxateurs en matière de transmission d’entreprises familiales, même avec la loi Dutreil! Les conséquences en sont difficilement contestables. Alors qu’il existait en 1980 approximativement le même nombre d’entreprises familiales en France et en RFA, elles sont actuellement 13.000 en Allemagne et seulement 5000 en France.

 

 

    Tribune parue dans Le Figaro le 4 janvier 2022