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jeudi 14 février 2019

L’insécurité fiscale à un niveau rarement atteint.

 « Nous entrons dans une ère fiscale où tout ce qui n’aura pas été autorisé par des assurances de Bercy est interdit »

 Dans une tribune au « Monde », Le Cercle des Fiscalistes estime que deux récentes décisions de justice constituent de lourdes menaces pour les contribuables et porte l’insécurité fiscale à un niveau rarement atteint.

      La prévention de l’habileté fiscale a inspiré aux parlementaires, à l’occasion du vote de la loi de finances pour 2019, la décision de soumettre à la procédure de répression de l’abus de droit le contribuable, simple particulier ou entreprise, qui, pour un motif principalement fiscal – et non plus exclusivement fiscal – fera d’une disposition une application détournée des objectifs que les auteurs de cette disposition avaient assignés à celle-ci.

 L’intéressé supportera alors un rappel correspondant à l’économie qu’il a cru à tort pouvoir réaliser en toute légalité, augmenté nécessairement des intérêts de retard et probablement d’une pénalité de 40 % ou 80 %. Cet aménagement, appelé à sanctionner les manquements commis à compter du 1er janvier 2020 va confronter les contribuables à deux difficultés majeures.

 D’abord, à quoi reconnaît-on qu’une opération poursuit un objectif principalement fiscal ? En particulier, faut-il craindre que soit ainsi qualifiée, lorsqu’un choix se présente entre deux solutions différemment tarifées, la décision d’opter pour celle qui est fiscalement la moins coûteuse ?

 Ensuite, comment reconnaît-on que le résultat obtenu est contraire aux objectifs du texte lorsque, comme c’est souvent le cas, aucun objectif déterminé n’apparaît dans les travaux préparatoires de cette disposition ?

 Les réponses sont entre les mains de l’administration sous le contrôle du juge. Les contribuables ont donc lieu de s’inquiéter si celle-ci n’apporte pas rapidement les apaisements dont ils ont besoin. C’est chose faite s’agissant des donations avec réserve d’usufruit. 

 Un communiqué du ministère des finances du 19 janvier précise que ces opérations ne sont pas contestables sur la base de la nouvelle définition de l’abus de droit. Mais là n’est pas le seul sujet d’inquiétude. L’administration aura beau chercher à se montrer rassurante, elle ne pourra pas dissiper, même animée de la meilleure volonté, d’un trait de plume, la multitude des hésitations susceptibles de se présenter en pratique dans les opérations comportant un enjeu fiscal.
 
 C’est finalement donc sur le juge fiscal que reposera le règlement de nombreux points restés en suspens. Or, on sait que la gestation des contentieux prend du temps, trop de temps en tous cas pour éclairer les opérateurs au moment où ils devront prendre leur décision. 

On en vient à se demander s’il était bien nécessaire d’ouvrir cette boîte de Pandore alors qu’il aurait sans doute suffit de compléter, là où cela était jugé nécessaire, la panoplie des dispositions que contient déjà le code général des impôts pour contenir l’optimisation fiscale

  De manière concomitante, une autre brèche vient de s’ouvrir dans l’édifice des solutions construites par l’administration pour apporter au contribuable la sécurité qu’ils sont en droit d’attendre. Est en cause une décision de la cour administrative de Paris du 20 décembre 2018 qui, à l’encontre d’un contribuable qui s’était appuyé sur une solution administrative lui assurance l’exonération de sa plus-value, estime que cette solution ne saurait en l’espèce le protéger car il s’en est prévalu de façon abusive.   
 
  Le Conseil d’Etat censurera, espérons-le, cette analyse qui heurte sa propre jurisprudence. Autrement à quoi pourraient servir les indications données par l’administration si, sous prétexte d’abus, un vérificateur était en droit d’en écarter l’effet protecteur, et que resterait-il notamment des assurances qu’elle aura données pour circonscrire la notion d’abus.
 
Nous entrons dans une ère fiscale où tout ce qui n’aura pas été explicitement autorisé par des assurances de Bercy est interdit… mais où de telles assurances pourront elles-mêmes être écartées si le vérificateur estime qu’on en aura abusé.
 
 Qui veut trop embrasser mal étreint. Le législateur aurait dû se rappeler cet adage avant de sévir contre les contribuables dans le dessein de juger leurs choix fiscaux par trop accommodants. 

Les signataires sont membres du Cercle des Fiscalistes : Philippe Bruneau, président ; Bernard Monassier ; Jean-Yves Mercier ; Jérôme Turot ; Jean-François Desbuquois ; Rémy Gentilhomme ; Pascal Lavielle et Frédéric Poilpré.
 
Article paru le 05 février 2019 dans Le Monde
 

mardi 12 février 2019

Le talon d'achille fiscal des GAFAM




 



   Bruno Le Maire a fait de la taxation des GAFAM son cheval de bataille. Perpétuellement en quête de davantage de recettes fiscales, la France lorgne sur la poire juteuse - ou plutôt la pomme déjà croquée - que les géants du numérique sont censés être. De la théorie à la pratique il y a toutefois un pas à franchir, ou plutôt l'océan Atlantique.

 Les GAFAM s'estimeraient suffisamment puissants pour s'affranchir des États européens, notamment de leurs obligations fiscales à leur égard. En réalité les GAFAM ne font pas cavalier seul. Ils savent qu'ils ont derrière eux les États-Unis dont ils sont le fer de lance de leur économie et de leur système de renseignement. Une attaque fiscale frontale de l'Europe fait donc craindre - notamment à l'Allemagne - des mesures de rétorsion dont ses grandes entreprises seraient les premières perdantes.

 La détermination du droit d'imposer les bénéfices des entreprises entre les États date de l'entredeux-guerres. À l'époque il était difficilement concevable qu'une entreprise intervienne sur un marché sans y être présente physiquement. C'est la raison pour laquelle la notion d' « établissement stable » a été retenue comme critère de localisation des bénéfices, notion qui n'est pas adaptée aux entreprises du numérique, permettant à bon nombre d'entre-elles d'échapper à l'imposition de leurs bénéfices à l'étranger. L'élargissement de la notion d' « établissement stable » à ces entreprises pose des difficultés.

 De son côté, l'Europe est à l'origine de trois séries de projets destinés à répondre aux défis de la taxation des GAFAM. Il s'agit des projets d'assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (« projet ACCIS »), d'établissement stable virtuel et de taxe sur les services numériques.
Ces projets s'enlisent, notamment parce que l'unanimité est requise en matière de fiscalité directe.
Une autre piste mériterait d'être explorée : la marchandisation des données personnelles.

 Certains sites - notamment Google ou Facebook - subordonnent leur accès à la condition que les internautes les autorisent à utiliser leurs données personnelles. Les internautes participent à la création de valeur en concourant au fonctionnement d'un modèle économique qui repose sur la fourniture et l'utilisation de leurs données personnelles. La collecte des informations personnelles permet aux sites d'engranger des recettes en les moyennant à un courtier de données ( « data broker ») et en vendant des bannières publicitaires ciblées.

  Les prestations de services effectuées à titre onéreux par un assujetti agissant en tant que tel sont soumises à la TVA. Une contrepartie est nécessaire mais sa nature (somme d'argent, échange de biens, service rendu, ... ) et son montant sont indifférents.

 La fourniture de leurs données personnelles par les utilisateurs d'un site internet en contrepartie de l'accès à ce site s'analyse en une contrepartie au sens de la TVA. La marchandisation de ces données peut ainsi donner lieu à la TVA.

 Il s'agit du talon fiscal d'Achille de certains des GAFAM, talon que Bercy ne semble pas encore avoir saisi. C'est peut-être le moment pour l'Europe de profiter de l'émotion suscitée par le transfert par Google de 20 milliards de dollars aux Bermudes pour soulever cet aspect du problème.



Frédéric DOUET, Professeur à l'Université Rouen-Normandie

Bernard MONASSIER, Président de BM Family Office et vice-président du Cercle des fiscalistes