« Ils ne mouraient pas tous, mais
tous étaient frappés »
(« Les animaux malades de la peste » –
La Fontaine)
Périodiquement, depuis le milieu des
années 1970, les médias se font l’écho de la cession d’entreprises françaises
de taille intermédiaire (ETI) au profit de groupes multinationaux.
Cela déclenche, à chaque fois, un flot
de commentaires et de controverses sur cet étrange phénomène conduisant au délitement
du tissu industriel français.
Au début de cette pandémie, nous avons
été nombreux à attribuer cette situation à un « virus juridico-fiscal
franco-français ».
Maintenir le tissu des entreprises familiales de taille intermédiaire
Le législateur, progressivement, après
la publication de plusieurs études universitaires, la tenue de nombreux
colloques, congrès, symposium, et après avoir pris connaissance de la situation
florissante et pérenne des entreprises allemandes considérées comme un
échantillon témoin représentatif, mais surtout grâce aux opérations de lobbying
de certaines professions, telle que le notariat, et de certaines personnalités
à l’aura nationale – telle qu’Yvon Gattaz – a voté une série de mesures
juridiques et fiscales susceptibles d’arrêter cette hémorragie.
Parmi
les dispositions les plus spectaculaires, il faut bien sûr citer :
- les lois Dutreil
- la suppression de l’Impôt sur la Fortune (ISF), véritable fléau pour les entreprises familiales.
Cet arsenal législatif et fiscal a eu un
effet positif : selon une étude récente du BPI, on constate désormais une légère
augmentation du nombre de transmissions d’entreprises
inter-familiales et par conséquent, une diminution corrélative de cessions au profit de groupes multinationaux.
inter-familiales et par conséquent, une diminution corrélative de cessions au profit de groupes multinationaux.
Néanmoins, ce phénomène d’absorption
d’entreprises de taille intermédiaire n’a pas totalement disparu.
Il faut donc s’interroger sur les
raisons de cette « étrange » maladie propre à nos entreprises
familiales françaises.
D’aucuns sont allés chercher une réponse
dans des travaux de sociologues sur les entreprises.
Il y a plus de vingt ans, Michel Bauer,
HEC, Sociologue au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), s’était
déjà intéressé indirectement à cet aspect du problème dans le cadre d’une étude
intitulée : « Les patrons des PME[1]
entre le pouvoir, l’entreprise et la famille ».
Il en ressortait que les patrons des
entreprises familiales vivaient une situation quasi-schizophrénique : en
effet, selon ce sociologue, le chef d’une entreprise familiale doit en
permanence veiller à l’équilibre entre sa fonction d’homo economicus, d’homo
politicus, mais aussi de pater familias.
Selon ce sociologue, si cet équilibre
était rompu, soit la famille éclaterait, soit l’entreprise serait mise en
danger.
Aujourd’hui, les chefs d’entreprises semblent toujours confrontés à ce type
de dilemme.
Cela s’explique assez bien :
l’entreprise est une entité purement juridique dont le fondement, jusqu’à ce
jour, était la recherche du profit pour ses propriétaires, alors que la famille
est une cellule humaine ancestrale fondée sur l’amour. Ces valeurs étant
fondamentalement différentes, un conflit à terme est naturellement inéluctable.
Mais ce problème risque aujourd’hui de
devenir encore plus aigu : en effet, suite à différents rapports, études
et congrès – notamment le congrès des Notaires de France en 1983 - le rapport
Viénot en 1995, le rapport Bouton en 2002 et enfin, plus récemment, le rapport
Notat-Sénard en mai 2018, le but de l’entreprise a été redéfini dans la Loi
Pacte du 22 mai 2019.
Désormais, une
société industrielle ou commerciale doit être gérée dans son intérêt social en
prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son
activité.
Ainsi, textuellement et dans leur
philosophie, les articles 1832 et 1833 du Code Civil sur la définition du
contrat de société, sont profondément modifiés.
Dorénavant, le fonctionnement de nos
entreprises devrait connaître un aggiornamento copernicien pour
s’adapter à cette évolution juridique et sociétale.
Concilier enjeux de profitabilité, sociaux et environnementaux
Nos dirigeants d’entreprises
intermédiaires familiales, déjà confrontés, comme on l’a vu, à une mission
quasi-impossible, pourraient désormais se voir exposés, comme Michel
Bauer l’a démontré, à des situations inextricables avec prise en compte
d’intérêts de plus en plus contradictoires. Cela pourrait avoir à terme pour
conséquence une augmentation des cessions de ce type de société au profit de
grands groupes multinationaux.
Il ne faut cependant pas désespérer nos chefs d’entreprises : il
existe des solutions.
Pour l’Association Française des Entreprises Privées (Afep) et le Medef, la
solution passerait, comme stipulé dans leur Code publié en 2018, par la mise en
place d’administrateurs indépendants au sein des sociétés.
Cette solution a prospéré dans les
entreprises cotées en bourse : elle est pourtant vivement critiquée et
attaquée, notamment par certains journalistes, qui n’hésitent pas à y voir
« une histoire d’une lucrative illusion » pour reprendre le
titre d’un article paru dans l’OBS.
Ces administrateurs indépendants
n’auraient pas – selon leurs détracteurs – un véritable pouvoir face à un
détenteur de la majorité du capital et de plus, nombre d’entre eux auraient
la même formation et la même origine sociologique que les autres membres du
conseil d’administration (risque de consanguinité). Telles sont les principales
critiques adressées à ce type d’administrateur.
Le rapport Notat-Sénard, dans sa
proposition n° 4, a ouvert une piste de réflexion en évoquant la création d’ un
« comité des parties prenantes » au sein des sociétés.
En termes clairs, compréhensibles, mais aussi juridiques, comment cela
peut-il fonctionner ?
Créer un comité des Sages
Il est permis de prévoir dans les
statuts d’une société par actions simplifiée (SAS) la création d’un comité
dénommé, par exemple, « comité des Sages », élu à une majorité très
spéciale – par exemple 85 % des actionnaires -, pour une durée longue - par
exemple 9 ans irrévocables - (sauf décision unanime des associés).
Ce comité, composé de personnes sans
aucun liens juridiques ou familiaux ni avec les actionnaires, ni avec les managers peut disposer d’un
droit de veto pour certaines décisions stratégiques ou pour régler certains
conflits entre managers et actionnaires.
Les décisions de ce comité, prises par
exemple à une majorité des 2/3, peuvent bloquer toute décision soit du conseil
d’administration, soit de l’assemblée générale des actionnaires si les statuts
le prévoient.
Éviter des cessions à des groupes multinationaux
Les Sages, totalement indépendants psychologiquement
et juridiquement, peuvent dans ces conditions s’opposer à des décisions qui leur
paraîtraient contraires aux nombreux objectifs complexes et contradictoires des
entreprises et éviter ainsi des procès mais aussi des abus de majorité ou des
abus de minorité, ou des cessions à des groupes multinationaux pour régler le
problème.
Solution utopique ? Mécanisme trop compliqué ? Il n’en n’est
rien.
Cela suppose simplement une rédaction
très fine des statuts adoptés à une majorité très importante des actionnaires
mais aussi des Sages connus et reconnus pour leurs compétences techniques mais
également pour leur rigueur morale.
Cela fonctionne (je peux en témoigner personnellement,
le mécanisme étant en place dans certains grands groupes familiaux).
Je lance cette idée, véritable « bouteille à la mer ».
Espérons qu’elle pourra contribuer à
maintenir le tissu des entreprises familiales de taille intermédiaire et éviter
ainsi leur absorption par des groupes multinationaux.
Me Bernard MONASSIER
Notaire Honoraire
Vice-Président du Cercle des Fiscalistes