Translate

lundi 4 mai 2020

Les entreprises françaises victimes d’un syndrome inconnu ?




                     
         







            « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés »

                (« Les animaux malades de la peste » – La Fontaine)






  Périodiquement, depuis le milieu des années 1970, les médias se font l’écho de la cession d’entreprises françaises de taille intermédiaire (ETI) au profit de groupes multinationaux.

 Cela déclenche, à chaque fois, un flot de commentaires et de controverses sur cet étrange phénomène conduisant au délitement du tissu industriel français.

Au début de cette pandémie, nous avons été nombreux à attribuer cette situation à un « virus juridico-fiscal franco-français ».

Maintenir le tissu des entreprises familiales de taille intermédiaire

 


Le législateur, progressivement, après la publication de plusieurs études universitaires, la tenue de nombreux colloques, congrès, symposium, et après avoir pris connaissance de la situation florissante et pérenne des entreprises allemandes considérées comme un échantillon témoin représentatif, mais surtout grâce aux opérations de lobbying de certaines professions, telle que le notariat, et de certaines personnalités à l’aura nationale – telle qu’Yvon Gattaz – a voté une série de mesures juridiques et fiscales susceptibles d’arrêter cette hémorragie.

Parmi les dispositions les plus spectaculaires, il faut bien sûr citer :

  • les lois Dutreil
  •  la suppression de l’Impôt sur la Fortune (ISF), véritable fléau pour les entreprises familiales.

Cet arsenal législatif et fiscal a eu un effet positif : selon une étude récente du BPI, on constate désormais une légère augmentation du nombre de transmissions d’entreprises
inter-familiales
et par conséquent, une diminution corrélative de cessions au profit de groupes multinationaux.

Néanmoins, ce phénomène d’absorption d’entreprises de taille intermédiaire n’a pas totalement disparu.

Il faut donc s’interroger sur les raisons de cette « étrange » maladie propre à nos entreprises familiales françaises.

D’aucuns sont allés chercher une réponse dans des travaux de sociologues sur les entreprises.

Il y a plus de vingt ans, Michel Bauer, HEC, Sociologue au Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS), s’était déjà intéressé indirectement à cet aspect du problème dans le cadre d’une étude intitulée : « Les patrons des PME[1] entre le pouvoir, l’entreprise et la famille ».

Il en ressortait que les patrons des entreprises familiales vivaient une situation quasi-schizophrénique : en effet, selon ce sociologue, le chef d’une entreprise familiale doit en permanence veiller à l’équilibre entre sa fonction d’homo economicus, d’homo politicus, mais aussi de pater familias.

Selon ce sociologue, si cet équilibre était rompu, soit la famille éclaterait, soit l’entreprise serait mise en danger.

Aujourd’hui, les chefs d’entreprises semblent toujours confrontés à ce type de dilemme.

Cela s’explique assez bien : l’entreprise est une entité purement juridique dont le fondement, jusqu’à ce jour, était la recherche du profit pour ses propriétaires, alors que la famille est une cellule humaine ancestrale fondée sur l’amour. Ces valeurs étant fondamentalement différentes, un conflit à terme est naturellement inéluctable.

Mais ce problème risque aujourd’hui de devenir encore plus aigu : en effet, suite à différents rapports, études et congrès – notamment le congrès des Notaires de France en 1983 - le rapport Viénot en 1995, le rapport Bouton en 2002 et enfin, plus récemment, le rapport Notat-Sénard en mai 2018, le but de l’entreprise a été redéfini dans la Loi Pacte du 22 mai 2019.

Désormais, une société industrielle ou commerciale doit être gérée dans son intérêt social en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité.

Ainsi, textuellement et dans leur philosophie, les articles 1832 et 1833 du Code Civil sur la définition du contrat de société, sont profondément modifiés.

Dorénavant, le fonctionnement de nos entreprises devrait connaître un aggiornamento copernicien pour s’adapter à cette évolution juridique et sociétale.

Concilier enjeux de profitabilité, sociaux et environnementaux


Nos dirigeants d’entreprises intermédiaires familiales, déjà confrontés, comme on l’a vu, à une mission quasi-impossible, pourraient désormais se voir exposés, comme Michel Bauer l’a démontré, à des situations inextricables avec prise en compte d’intérêts de plus en plus contradictoires. Cela pourrait avoir à terme pour conséquence une augmentation des cessions de ce type de société au profit de grands groupes multinationaux.

Il ne faut cependant pas désespérer nos chefs d’entreprises : il existe des solutions.

Pour l’Association Française des Entreprises Privées (Afep) et le Medef, la solution passerait, comme stipulé dans leur Code publié en 2018, par la mise en place d’administrateurs indépendants au sein des sociétés.

Cette solution a prospéré dans les entreprises cotées en bourse : elle est pourtant vivement critiquée et attaquée, notamment par certains journalistes, qui n’hésitent pas à y voir « une histoire d’une lucrative illusion » pour reprendre le titre d’un article paru dans l’OBS.

Ces administrateurs indépendants n’auraient pas – selon leurs détracteurs – un véritable pouvoir face à un détenteur de la majorité du capital et de plus, nombre d’entre eux auraient la même formation et la même origine sociologique que les autres membres du conseil d’administration (risque de consanguinité). Telles sont les principales critiques adressées à ce type d’administrateur.

Le rapport Notat-Sénard, dans sa proposition n° 4, a ouvert une piste de réflexion en évoquant la création d’ un « comité des parties prenantes » au sein des sociétés.

En termes clairs, compréhensibles, mais aussi juridiques, comment cela peut-il fonctionner ?

Créer un comité des Sages


Il est permis de prévoir dans les statuts d’une société par actions simplifiée (SAS) la création d’un comité dénommé, par exemple, « comité des Sages », élu à une majorité très spéciale – par exemple 85 % des actionnaires -, pour une durée longue - par exemple 9 ans irrévocables - (sauf décision unanime des associés). 

Ce comité, composé de personnes sans aucun liens juridiques ou familiaux ni avec les actionnaires, ni avec les managers peut disposer d’un droit de veto pour certaines décisions stratégiques ou pour régler certains conflits entre managers et actionnaires.
Les décisions de ce comité, prises par exemple à une majorité des 2/3, peuvent bloquer toute décision soit du conseil d’administration, soit de l’assemblée générale des actionnaires si les statuts le prévoient.

Éviter des cessions à des groupes multinationaux


Les Sages, totalement indépendants psychologiquement et juridiquement, peuvent dans ces conditions s’opposer à des décisions qui leur paraîtraient contraires aux nombreux objectifs complexes et contradictoires des entreprises et éviter ainsi des procès mais aussi des abus de majorité ou des abus de minorité, ou des cessions à des groupes multinationaux pour régler le problème.

Solution utopique ? Mécanisme trop compliqué ? Il n’en n’est rien.

Cela suppose simplement une rédaction très fine des statuts adoptés à une majorité très importante des actionnaires mais aussi des Sages connus et reconnus pour leurs compétences techniques mais également pour leur rigueur morale.

Cela fonctionne (je peux en témoigner personnellement, le mécanisme étant en place dans certains grands groupes familiaux).
 
Je lance cette idée, véritable « bouteille à la mer ».

Espérons qu’elle pourra contribuer à maintenir le tissu des entreprises familiales de taille intermédiaire et éviter ainsi leur absorption par des groupes multinationaux.


                     Me Bernard MONASSIER
                     Notaire Honoraire
   Vice-Président du Cercle des Fiscalistes








[1] Petites et moyennes entreprises