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dimanche 6 juin 2021

Pourquoi les redressements fiscaux annulés par la justice sont de plus en plus nombreux


 


 Bercy, pressé par le gouvernement d’annoncer des chiffres avantageux en matière de lutte contre la fraude fiscale, multiplie les redressements en sachant pertinemment qu’une partie d’entre eux, injustifiés, seront annulés par les tribunaux bien des années plus tard, déplorent le président du Cercle des fiscalistes, Philippe Bruneau, le notaire honoraire, Bernard Monassier*, et l’avocat fiscaliste, Jérôme Turot.

Qu’il nous soit permis de raconter une histoire. Le 12 juin 1990 aurait dû être un tournant heureux dans la vie M. et Mme S. et le début d’une retraite méritée: ils viennent de signer chez leur notaire un acte de donation, par lequel ils transmettent leur entreprise à leur fils en gardant partiellement l’usufruit pour continuer à bénéficier d’une partie des dividendes. Six mois plus tard, la femme de leur fils demande subitement le divorce. Tombé en dépression, leur fils est obligé de vendre l’entreprise. Courant 1991, M. et Mme S. et leur fils reçoivent une notification de redressement fiscal au motif que l’opération de donation aurait constitué un abus de droit, ce qui entraîne un complément de droits à payer, assorti des intérêts moratoires et des pénalités de 80%. Incapables de payer ce redressement sans vendre leur maison, et ne comprenant pas cette accusation d’abus de droit, ils décident de le contester.

Le Comité consultatif des abus de droit leur donne raison et incite le service à abandonner le redressement, mais le service des impôts persiste. Le tribunal administratif d’abord, puis la cour d’appel, donnent successivement raison à M. et Mme S., mais le service se pourvoit encore devant le Conseil d’État. Finalement, en 2014, le Conseil d’État confirme la nullité de ce redressement notifié en 1991. M. et Mme S. sont soulagés, mais, entretemps, ils ont dû donner des garanties pour le paiement des droits et pénalités dus, qui leur ont coûté 0,50% par an, ainsi qu’un nantissement sur tous leurs avoirs et une hypothèque sur leurs biens immobiliers. L’État ne leur a versé aucune indemnisation pour toutes ces années gâchées par l’angoisse. Quant à M. S., miné par cette procédure, il est décédé depuis deux ans quand le Conseil d’État rend sa décision.on.

  De plus en plus de contribuables irréprochables et d’entreprises sérieuses sont obligés de subir pendant des années un contentieux harassant et paralysant.

Or voilà que le rapport annuel 2020 de la Cour des comptes alerte aujourd’hui sur la hausse du montant des dégrèvements et restitutions d’impôts: les redressements infligés aux contribuables par les contrôleurs fiscaux suscitent de plus en plus de litiges qui aboutissent à des remboursements aux contribuables. Les remboursements d’impôts faisant suite à des contentieux perdus par le fisc ont encore fortement augmenté en 2020 (+ 40,8%) pour atteindre 19,5 milliards d’euros. S’agissant plus particulièrement de l’impôt sur le revenu, les dégrèvements ont plus que doublé en un an: + 106,4%.

Le rapporteur de la loi de finances pour 2021 au Sénat indique que les remboursements et dégrèvements d’impôts d’État devraient atteindre en 2020 un «plus haut historique après dix années de croissance quasi ininterrompue». Bercy explique que cette explosion a été due à des contentieux de série exceptionnels, mais cette raison ne concerne que l’impôt sur les sociétés et non l’impôt sur le revenu, et ne peut dissimuler la hausse tendancielle du montant des redressements indus infligés aux contribuables ordinaires: particuliers, professionnels et petites entreprises.

La dérive, ancienne, s’accélère donc. Les praticiens constatent que les tribunaux sont de plus souvent obligés de donner tort aux contrôleurs.

Cette explosion de redressements fiscaux voués à l’échec est coûteuse pour les finances publiques car elle consomme en pure perte les moyens de l’administration et des tribunaux, et que les dégrèvements sont assortis d’intérêts moratoires. Du point de vue du contribuable qui fait l’objet d’un redressement fiscal indu, l’épreuve est souvent dramatique. De plus en plus de contribuables irréprochables et d’entreprises sérieuses sont obligés de subir pendant des années un contentieux harassant et paralysant, qui trop souvent conduit à casser le développement d’une entreprise, et soumet les particuliers à des années d’angoisse voire de dépression. Si les mises en faillite sont assez rares, de plus en plus d’entreprises sont arrêtées pendant des années dans leur développement, ne pouvant plus investir avec, au-dessus de la tête, l’épée de Damoclès d’un redressement litigieux que les tribunaux vont mettre 8 ou 10 ans à trancher. D’autant que le recours au tribunal n’est pas suspensif: il faut payer les redressements si on ne peut pas offrir au Trésor public des garanties de paiement. L’argent rentre donc dans les caisses de l’État… temporairement.

La situation se détériorera encore si le législateur n’interdit pas le recours voulu par Bercy à l’intelligence artificielle

La cause de la multiplication des redressements infondés? Elle est claire pour les praticiens: c’est l’hystérie antifraude qui s’est développée depuis le quinquennat Hollande. Depuis 2013, Bercy se voit fixer comme objectif d’augmenter chaque année le montant des redressements fiscaux, supposé correspondre à une chasse aux fraudeurs plus efficace. Le ministre des Finances annonce triomphalement une augmentation du «rendement» du contrôle fiscal, mais il ne communique pas sur les sommes de plus en plus fortes que Bercy doit ensuite rembourser.

En effet, pour augmenter toujours davantage le montant des redressements, il faut aller chercher les redressements chez des contribuables qui ne sont pas des fraudeurs et chez qui on ne peut employer que des redressements artificieux, souvent chicaniers, toujours douteux. Chaque année, Bercy découvre de nouveaux gisements de redressements, consistant par exemple à requalifier des revenus, anticiper des faits générateurs, faire tomber des sursis d’imposition, formuler de nouvelles conditions pour bénéficier de certains régimes ou de nouvelles exigences pour certaines charges. Il est convenu de décrier l’inventivité des conseils fiscaux, mais celle des services vérificateurs n’est pas en reste.

Plutôt que des progrès dans la chasse aux fraudeurs, il se produit ainsi une dérive du pilotage du contrôle fiscal. Ce pilotage, qu’on appelle à Bercy le «ciblage» du contrôle, ne vise plus la recherche des fraudes les plus caractérisées, mais plutôt la recherche de redressements importants, centrée sur ce que Bercy appelle les dossiers à fort enjeu (DFE) et à très fort enjeu (DTFE). La recherche de «l’enjeu» dans le choix des contrôles est une hérésie juridique qui porte atteinte à l’égalité devant l’impôt: par hypothèse, ce ciblage mène les contrôles non pas vers la fraude, mais vers les gros revenus et les gros bénéfices.

La situation se détériorera encore si le législateur n’interdit pas le recours voulu par Bercy à l’intelligence artificielle: les procédés algorithmiques utilisés pour détecter de supposées fraudes désigneront souvent comme fraudeurs des contribuables parfaitement en règle, qui devront combattre des années un redressement avant d’être remboursés.

*Administrateur de Dassault Médias.

 Philippe Bruneau, président du Cercle des Fiscalistes, Bernard Monassier, notaire honoraire, et Jérôme Turot, avocat fiscaliste.

Tribune publiée dans Le Figaro le 3 juin 2021