Selon les huit membres du Cercle des fiscalistes, présidé par Philippe Bruneau, les propositions avancées pour augmenter la fiscalité en France sont spécieuses et dangereuses, car, expliquent-ils, dans une tribune au « Monde », cela conduirait à détruire les entreprises familiales
Le montant des droits de succession collectés par l’Etat a
progressé en France de 120 % au cours de la dernière décennie et le
pourcentage des successions imposables a doublé au cours de cette
même période. La taxation successorale y est en moyenne trois fois et
demie plus élevée que la moyenne européenne.
Malgré cette imposition déjà très lourde, plusieurs voix ont
récemment proposé d’augmenter de nouveau fortement la pression fiscale sur
le patrimoine, notamment celle pesant sur les familles d’entrepreneurs. Le
groupe de réflexion Terra Nova préconise de « taxer
les “superriches” : pourquoi et comment le faire ? », l’organisation
non gouvernementale Oxfam s’indigne des « super-héritages :
le jackpot fiscal des ultrariches », quant à La
France insoumise (LFI), elle envisage de taxer à 100 % le
patrimoine transmis par succession au-delà de 12 millions d’euros.
Patrimoine ni liquide ni divisible
Ces propositions nous semblent spécieuses et dangereuses.
Spécieuses d’abord, car, arguant du caractère prétendument anormal de la
détention familiale de quelques très grands groupes industriels qui
représentent une valeur boursière de plusieurs centaines de milliards,
elles aboutissent en réalité à proposer d’augmenter l’imposition à partir de
niveaux beaucoup plus modestes – par exemple, plafonner le pacte
Dutreil à 2 millions d’euros pour Oxfam. Ce sont donc en
réalité les classes moyennes et la majeure partie des petites et moyennes
entreprises familiales françaises qui sont visées.
Ces propositions sont surtout dangereuses, car leur mise en
œuvre conduirait inéluctablement à une destruction rapide du tissu
industriel français et à une perte majeure de souveraineté nationale
sur notre économie.
Il faut en effet rappeler que nombre d’entreprises
françaises de toutes dimensions sont encore détenues par des familles et
que ce modèle est très vertueux en ce qu’il favorise leur ancrage dans
les territoires et une gestion sur le long terme de leur développement.
Or, pour qu’une entreprise puisse demeurer familiale,
encore faut-il que la pression fiscale sur les actionnaires ne les empêche pas
de conserver le contrôle du capital. Et la particularité du patrimoine de
ces familles réside dans le fait qu’il se trouve durablement investi dans
l’entreprise, qui représente fréquemment plus de 90 % de la totalité
de leurs avoirs, et que ce patrimoine n’est ni liquide ni divisible.
Valeur théorique
Observons d’ailleurs que si la valorisation de
certaines entreprises peut paraître importante dans l’absolu, il faut avoir
conscience que cette valeur est particulièrement fluctuante et demeure
théorique tant qu’elles ne sont pas vendues. Seuls le salaire et surtout
le dividende que verse la société peuvent permettre à ces
familles d’acquitter les impôts assis sur le patrimoine (impôt sur la
fortune et droits de succession), en sachant que le dividende se trouve
lui-même amputé de l’impôt dû sur la distribution.
Imposer annuellement la détention du capital au
moyen d’un super-ISF, ce serait donc immédiatement contraindre les
sociétés à distribuer plus de dividendes pour permettre aux familles de
pouvoir rester actionnaires, et donc appauvrir les entreprises et les priver de
la capacité de financer de nouveaux investissements.
Instaurer des droits de succession à 45 % sans
abattement et, a fortiori, à 100 %, reviendrait de facto à interdire
la transmission familiale des entreprises un tant soit peu significatives et à
exproprier les actionnaires familiaux en les obligeant à vendre
l’entreprise lors du départ en retraite du dirigeant, faute de pouvoir disposer
de liquidités suffisantes dans leur patrimoine, pour acquitter
l’impôt. S’agissant des plus grandes entreprises familiales, seuls des
fonds d’investissement ou de puissants groupes industriels étrangers
seraient en mesure de les racheter avec le risque de délocalisation et
de pertes d’emplois.
La France a déjà expérimenté cette politique calamiteuse
entre 1982 et 2000. Ayant constaté les ravages occasionnés, elle
a ensuite instauré, en 2000, le dispositif Dutreil pour juguler
l’hémorragie. Mais les séquelles de cette période sont toujours présentes
et responsables du fait que le nombre actuel d’entreprises de taille
intermédiaire en France est deux fois et demie moins élevé qu’en Allemagne,
alors qu’il était identique en 1980.
Ni démagogie ni facilité
Une telle politique fiscale serait aussi à courte vue, car
elle détruirait inéluctablement l’assiette imposable. Au bout d’une
génération au plus, il n’y aurait plus d’entreprises familiales
significatives en France, et donc plus de recettes d’impôt de solidarité
sur la fortune, ni de droits de succession payés par les familles actionnaires.
L’absence d’imposition sur l’outil de travail pour les
dirigeants et actionnaires d’entreprises familiales ainsi que le maintien du
pacte Dutreil, qui permet de modérer les droits de succession en
contrepartie de l’engagement des héritiers de conserver l’entreprise, sont
donc absolument vitaux si la France souhaite conserver un tissu industriel
composé d’entreprises françaises de taille moyenne et en voir se créer de
nouvelles. La plupart des pays qui nous entourent ont d’ailleurs mis en œuvre
des politiques similaires, alors même que la pression fiscale sur le
patrimoine y est beaucoup moins élevée.
L’augmentation de la part de la fortune héritée dans le
patrimoine des Français est principalement une conséquence d’une fiscalité
excessive des revenus d’activité. Ce n’est pas l’écrêtement de
ces différences qui permettra d’équilibrer le budget de l’Etat. La
définition d’une politique fiscale à la mesure des enjeux budgétaires
auxquels la France est confrontée ne doit céder ni à la démagogie ni à la
facilité.
C’est principalement dans une augmentation de la fiscalité
indirecte appliquée notamment aux biens importés que les solutions doivent
être recherchées. Combinée avec la baisse des prélèvements obligatoires
appliqués aux revenus d’activité et le développement de
l’actionnariat salarié, une telle réforme permettrait de répondre au défi
du pouvoir d’achat sans creuser le déficit commercial ou accélérer la
désindustrialisation du pays.
Tribune Collectif des membres du Cercle des fiscalistes : : Gilles Bonnet, notaire associé étude KL Conseil ; Philippe Bruneau, président du Cercle des fiscalistes ; Olivier Dauchez, avocat associé Gide Loyrette Nouel ; Jean-François Desbuquois, avocat associé Fidal ; Jean-Yves Mercier, avocat honoraire ; Frédéric Poilpré, directeur général délégué Officium Asset Management ; Bernard Monassier, notaire honoraire ; Jérôme Turot, avocat. Tous sont membres du Cercle des fiscalistes.
Photo de Ian Schneider sur Unsplash